Une vieille 2 chevaux bleu clair, sur le bord d’une route de campagne. Le moteur cahote une dernière fois avant de s’essouffler pour toujours. Titine vient de rendre l’âme. Ma Titine chérie. Ma compagnonne de route, mon fidèle moyen de locomotion, mon destrier à moi. Cette 2 chevaux magnifique et son moteur à bout de souffle m’ont portée, moi et mes idées folles, jusqu’ici et maintenant. Jusqu’à l’hôpital de jour et la maladie. Mais ne vous fiez pas aux apparences, Titine m’a vaillamment transportée durant 30 dures années. Ce n’est pas parce qu’elle vient de s’arrêter pour toujours sur une départementale, à l’ombre d’un platane qui laisse traverser quelques rais de soleil du Midi, ou pas parce les enjoliveurs sont à la fois rouillés et boueux, que Titine n’a pas eu une belle vie. Elle m’a menée loin, très loin dans mes voyages cosmiques (et pas toujours comiques, malheureusement) avec une infatigabilité inouïe. Ah ça, elle en a fait des rallyes, ma Titine ! Sur route, sur sable, dans la boue ou les rochers des montagnes, elle et moi avons parcouru un sacré bout de chemin ensemble, j’ai presqu’envie de dire côte-à-côte.
C’est elle qui m’a portée dans les galères comme dans mes moments de mer d’huile. Il faut dire qu’il n’y en a pas eu beaucoup, mais bon, tout de même. C’est avec Titine que j’ai appris à conduire, à doubler, à mettre la seconde, à aller à fond les ballons puis à rétropédaler pour conserver moteur et batterie le plus longtemps possible, jusqu’au plus loin, au point culminant de notre ascension commune.
A l’origine, Titine m’a été généreusement léguée par mes parents, grands-parents et aïeux. Merci à eux, même si niveau code génétique et pépins de moteur, j’aurais quelques petites choses à redire. Mais je me plains alors qu’on m’a offert cette belle, cette magnifique Titine qui a su me faire cheminer et a enduré mes coups d’accélérateur intempestifs. Ahlala, quelle vie, tout de même ! Des Dakar, des rallyes des gazelles, on en a fait, elle et moi.
Aujourd’hui, je ne conduis plus. Enfin, plus pour le moment. J’ai laissé Titine sur le bord de la route, la larme à l’œil, lorsque j’ai constaté qu’on n’irait pas plus loin, elle et moi. Alors, résignée et le cœur à la peine, je l’ai laissée se reposer à tout jamais sur cette départementale du Sud, ornée de platanes. Là où bien d’autres avant elle, tel Albert Camus, s’étaient crashés à force de vouloir aller trop vite, trop longtemps, en lâchant le guidon des mains pour la seule satisfaction de s’impressionner soi-même. Bon, d’accord, je l’avoue, je l’ai moi aussi déjà fait, pour m’effrayer autant que m’amuser. C’est que les longues lignes droites ont tendance à m’ennuyer, voyez-vous.
Alors j’ai réuni mon maigre baluchon éparpillé dans le coffre de Titine et j’ai poursuivi mon chemin à pied, seul moyen de locomotion qu’il me restait. Ou que j’imaginais possible. Peut-être aurais-je pu appeler une dépanneuse, un taxi ou même une ambulance pour ma pauvre Titine amputée de ses quatre roues. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai poursuivi le chemin à pied, plus lentement, avec moins de patate et de panache que lorsque je conduisais fièrement ma Deudeuche, la vitre à moitié ouverte et les cheveux au vent. Mais j’ai tout de même poursuivi ma route, sur un chemin parfois escarpé, souvent au bord du gouffre. J’apprends l’alpinisme et la randonnée, mas force est de constater que je n’ai pas grillé uniquement le moteur de ma belle Titine en le poussant toujours à 100 à l’heure. C’est aussi moi que j’ai fatiguée, sans le vouloir, sans le savoir.
En ce moment, je ne conduis plus, comme je vous le disais. Certes, Titine me manque, mais je ne me sens pas l’énergie ni la concentration pour reprendre la conduite tout de suite. J’ai bien essayé quelques fois à nouveau, mais j’avais toujours la sensation d’évoluer dans un bolide dont la puissance me dépassait. Tel Icare, je risquais fort de me brûler les ailes et de griller le moteur ou de faire exploser la batterie.
Finalement, ce n’est pas tant une tare que de progresser plus lentement, à pied. Et la meilleure façon de marcher étant encore et toujours d’y aller pas à pas, j’avance prudemment, à mon rythme. Plus du tout le même qu’avec Titine.
Aujourd’hui je ne conduis plus, du moins plus pour le moment, et il m’arrive parfois d’être épuisée de ma marche. Avec le temps, mes batteries se rechargent peu à peu, c’est vrai, mais j’ai l’impression d’avoir tellement vidé les accus d’un coup brusque qu’ils en sont devenus défaillants. Alors j’avance lentement, sur le fil, ce qui présente au moins l’avantage de me laisser du temps pour penser, réfléchir à ce qui a bien pu me faire chuter, pardon, nous faire chuter, Titine et moi. Si on analyse bien la mécanique sous le capot, je crois qu’on se rend vite compte que c’est surtout ma conduite qui était excessive. Soit je déboulais à 1.000 à l’heure, soit je n’osais plus lâcher la pédale de frein, de peur de causer un accident.
Cela fait maintenant quelques jours, mois, années que je progresse à pied. Parfois, je me fais peur dans ce numéro d’équilibriste, comme la semaine dernière. Plus proche de l’abîme que du sommet. Dans ce genre de moment, j’ai appris à appeler à l’aide et c’est ce que j’ai fait.
Aujourd’hui je n’ai plus de voiture et me laisse conduire par la bienveillance de mes proches. J’ignore par quel(s) moyen(s) je poursuivrai mon chemin, mais j’avance, bon an mal an. Mais au moins, j’ai passé un pacte avec moi-même pour ne plus jamais flirter volontairement avec les abysses. D’ailleurs je me suis offert une bague en guise de mariage avec la vie. Nos fiançailles furent chaotiques, mais rien ne dit que la suite ne sera pas plus douce. Espérons.
Allez, en avant !