La balance est cassée. Les deux plateaux ne sont plus à égalité et la femme aux yeux bandés ne peut que constater son échec. « Que justice soit faite. » En l’occurrence, elle ne l’est pas. Car la petite fille n’a pas hérité du même bagage que ses camarades. Pas les mêmes atouts ni les mêmes difficultés. Une jambe de bois dans le cerveau. Ça lui donne parfois envie de hurler, mais pas maintenant, pas aujourd’hui. Pour le moment, elle observe cette balance inégale et tente de la redresser. Depuis peu, elle s’est remonté les manches et a mis les mains dans les rouages du mécanisme. Aller au cœur des choses pour espérer les changer. Mais comment rééquilibrer ce joyeux bordel en elle ? A tâtons, elle bricole, rafistole. Un peu plus de poids par-ci, lâcher du lest par-là. Savant jeu de dosage.
Parfois, la colère fait son entrée sur la scène de la vie quotidienne. Mais cette émotion là est fourbe : jamais l’enfant ne parvient à en sortir indemne. Et pour cause, elle hurle en dedans, frappe, mord la terre et le ciel qui lui ont infligé cette injuste destinée. Née bancale du cerveau, on ne lui a montré que ce qui lui manque, et non ce qu’elle a gagné en plus. Sauf au sein de la famille, c’est vrai. Cocon où elle peut pleinement s’exprimer. Par la colère, parfois. Elle en est désolée.
Petite fille a bien grandi et mûri. Elle a compris que la balance serait toujours déséquilibrée, sûrement à son désavantage. Mais qu’importe, car elle s’est faite mécanicienne et se plait à réparer les horloges internes des autres. Qui sait, peut-être qu’une seule balance ne peut pas, ne doit pas intrinsèquement être à l’équilibre ? C’est le réseau des horloges qui dicte le temps et rend la justice, pas une seule et unique pendule. Alors l’enfant devenue adulte accepte son sort, mais pour le contourner, et a fait du palais de justice sa maison. Un nid douillet où elle tente de réparer les cœurs cassés. Bricolage et plaidoirie rythment ses journées. Au fil des cas, elle apprend à reconnaître des schémas qu’elle a elle-même rencontrés. C’est par l’altérité que viendra la justice. Car oui, la justice vaincra. Son épée tranchera les milliers de nœuds gordiens qu’elle a dans la tête. Fouillis de questionnements et de problèmes. Equations à résoudre, sans stylo à la main ni filet de sécurité. Elle s’élance dans le vide chaque matin, de l’aube à l’aube, marchant sur un fil. Comme la balance, elle peut pencher d’un côté ou de l’autre. Un pas mal placé et c’est la chute vertigineuse. La mécanique du cœur est une science précise, fragile et délicate. Elle l’a appris à ses dépens. Mais désormais, elle cherche le juste milieu, le pas parfait entre le vide à gauche et la montagne à droite. Le réglage idéal pour son horloge. Elle balance, bien évidemment, mais elle avance tout de même. Sur un fil. A l’aveugle. Telle la justice.